Liés et éveillés #CahierDeCrise n°3

Entre le suivi de la séance à l’Assemblée d’hier, les courriers, les échanges avec les uns et les autres pour bien appréhender les enjeux, les projets de plus long terme, notamment sur les retraites, ont attendu que la soirée soit bien avancée. Aujourd’hui, voici quelques réflexions un peu plus en recul, qui valent ce qu’elles valent.

« Nous sommes en guerre », a martelé le président de la République lors de sa dernière intervention télévisée, et à chaque fois, le mot m’a fait frémir un peu plus. Un peu de temps a passé et cela m’autorise à y revenir sans être accusé de vouloir faire de la polémique. Simplement pour réfléchir. Je ne dirais pas ça. Je vois bien qu’on peut facilement se laisser emporter à parler de la sorte, pour s’affubler d’un costume de héros, de soldat ou de maréchal. Mais à mon sens, c’est mal nommer ce moment et c’est mal décrire ce que nous devons faire. Les mots en disent long sur la façon dont nous sommes au monde et sur notre imaginaire. Ça compte, l’imaginaire en temps de crise. Le vocabulaire guerrier est pourtant bien souvent utilisé dans la vie courante, pour se faire comprendre et il n’est pas dans mon esprit de rechercher une forme de police pacifiste du langage qui doit aussi pouvoir dire la violence de l’existence, du réel et des sentiments. Et certains pourront argumenter, déployer tout le champ lexical qui va avec la guerre pour étayer : le front et l’arrière, l’ennemi, la discipline… Dans la guerre, cependant, il y a un conflit, un différend, des ennemis, des offensives. Je n’en vois pas vraiment trace. On peut toujours dire que le virus est notre adversaire mais il n’est pas de même nature que nous. 

Mais si nous nous y refusons, alors comment dire où nous en sommes ? 

Nous sommes dans une crise sanitaire et nous devons faire face. Je dirais plus volontiers que nous sommes en lutte. Qu’est-ce que ça change ? Plutôt que dans le champ militaire, cela nous place dans le champ militant : suivant l’acception du mot que l’on choisit, cela nous situe sur le terrain de l’effort. C’est bien de cela dont il est question : produire un effort —collectif et personnel— pour surmonter une épreuve, pour étouffer un fléau, en mobilisant ce dont nous sommes capables.

En réalité, ce langage a des objectifs politiques, on le comprend (comment oublier, d’ailleurs, que les objectifs politiques du Président dépassent le temps de la crise) : en temps de guerre, on a peur, on obéit, on tait ses critiques, on se méfie, on se mobilise, on se sacrifie. C’est le registre sur lequel a voulu intervenir le Président de la République, dans la posture du chef (posture, qui n’est pas tout à fait nouvelle chez lui…). Et pour une part, il était de sa responsabilité (non exclusive) de faire comprendre la réalité du danger. Mais c’est cette rhétorique qui permet d’en venir à un régime d’exception, ce nouvel état d’urgence augmenté dans lequel on est dépouillé de ses droits et libertés ordinaires pour que le pouvoir (centralisé) en dispose, tandis que toutes les institutions s’effacent devant la tête du pouvoir exécutif. Or, s’il y a évidemment besoin de mesures extraordinaires, de réactivité, d’engagement supplémentaire, cela ne se justifie pas. Plus. Si nous voulons produire tout l’effort dont nous sommes capables, il faut une autre construction politique. Dans cette lutte, il faut mobiliser les forces utiles, faciliter les solidarités, gagner le consentement aux contraintes et aux efforts, pour que de cette situation ne naisse pas un traumatisme mais une force nouvelle. 

Donc, ce à quoi j’ai envie modestement d’appeler, pour ne pas se morfondre dans ce confinement, pour ne pas s’y replier, s’y consumer, c’est bien non pas à une guerre dont on ne voit pas bien comment la mener, mais à une lutte. Une lutte pour l’humanité, à laquelle les plus simples gestes sont nécessaires, à côté des plus coûteux engagements. 

Restons liés, restons éveillés. Dans ce moment, nourrissons ce qui nous permettra d’imaginer ensemble le monde d’après. Un monde où chacune et chacun aura sa place, puisqu’aujourd’hui, dans cette crise, nous sommes appelés à développer cette attention plus encore. On le voit par exemple pour les personnes dans le besoin, pour les personnes isolées, pour celles et ceux qui les aident et à qui cela demande plus encore qu’auparavant. Restons liés, restons éveillés. Eveillés à ces désirs qui grandissent dans cette société au ralenti, éveillés à ces possibles qui s’ouvrent de réorienter des choses mal engagées, éveillés à retrouver du sens, à renouer avec l’essentiel. Tout cela nous est et nous sera indispensable.

Indispensable. Dans le débat qui monte sur le maintien des activités uniquement « indispensables »  afin de nous protéger plus et mieux, afin de ne pas envoyer des femmes et des hommes se frotter inutilement au danger, il ne faut pas se tromper. Dans la crise, la guerre économique (c’est bien une guerre) continue et certains essayent de profiter de la situation. Les faiseurs de profits n’ont pas de vergogne. Il faut donc la volonté claire de ne pas poursuivre quand on peut ou doit s’arrêter et de ne faire perdurer que ce qui est vital en temps de crise. Et l’examen de tout cela doit se faire au plus près avec les premiers concernés, avec possibilité de recours et d’arbitrage public. Mais il ne s’agit pas là de faire le tri entre les personnes utiles et les  personnes inutiles. D’autant plus que nous voyons bien combien la situation affecte nos vies en tous domaines et nous le comprenons. D’ailleurs, ce moment fait ressortir la force du travail et le mauvais traitement qui lui est réservé, non sans contrastes. Respecter le travail, respecter les métiers, respecter les humains au boulot (jusque dans le salaire et la retraite). Dans ce ralentissement, reviennent aussi les questions qui nous obsèdent et sur lesquelles nous voulons avoir plus de prise : prendre le temps, utiliser moins de voitures dans nos rues, changer nos modes de production et de consommation, produire et consommer local un peu plus, tirer beaucoup moins sur la planète, promouvoir les biens communs…

Cela appelle à de profonds changements. Car si nous en sommes là, c’est bien à cause du libéralisme forcené dans lequel nous sommes enfermés depuis des décennies, c’est bien à cause du capitalisme où le profit prend toujours le dessus sur l’humain et la planète. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : les virus existeraient peu ou prou avec d’autres choix politiques. Mais ils auraient moins de failles où s’engouffrer. Nous avons beaucoup détruit de ce qui nous permet de faire face, de réagir, de protéger, de planifier, et nous en payons aujourd’hui le prix. L’exemple le plus criant est celui de l’hôpital*, en crise depuis des années et en lutte (oui, en lutte) depuis des mois et des mois. On pourrait parler de la recherche, privée de moyens, y compris sur cette famille de virus dont le Covid-19 est issu. On pourrait aussi parler du médicament, domaine où la perte de capacité souveraine est flagrante. On pourrait encore se pencher plus généralement sur toutes ces délocalisations insensées. On le pourrait, on le peut, on le doit. 

Aujourd’hui, toujours, je suis en lutte. Avec le sens des priorités, sans oublier, sans perdre de vue que ce qui se révèle dans la crise existait déjà auparavant. Le pire et le meilleur. Faisons grandir le meilleur.

A demain.

* Moins de un lit de réanimation pour 10 000 habitants en France contre 3 en Allemagne, nous dit Jean-Paul Benoît de la Fédération des mutuelles de France. Et des services de réanimation à peine refaits voués à la fermeture, comme celui d’Aubagne que j’étais allé défendre voici quelques mois. Sans parler du sort de l’hôpital Sainte-Marguerite à Marseille…

Droit de suite

1- Parmi les nouvelles, on a entendu le Premier ministre demander qu’on revienne sur le jour de carence dans la période. 

2- Le ministre de la santé a apporté quelques réponses à des questions lors d’une conférence de presse, y compris parmi celles (mais pas toutes) que je lui posais hier dans mon courrier (disponible ici). 

Il a rappelé les conditions pour qu’un masque serve à quelque chose et la nécessité d’adapter les comportements. 

Il a été évalué que le besoin de masques était de 24 millions par semaines. Notre stock d’Etat est descendu à 86 millions (dont 5 millions de masques FFP2 à haut-niveau de protection) mais plus de 250 millions auraient été commandés (Quels délais de livraison ? « Livrés progressivement. »). Ce sont 6 millions de masques (bientôt 8, nous dit-on) qui peuvent être produits chaque semaine sur le territoire, dont la moitié de masques FFP2. Pour les EHPAD, 500 000 vont être débloqués. Cela semble d’autant plus nécessaire pour personnel et résidents que le virus semble être entré dans un certain nombre d’établissements alors même qu’il n’y a pas de visites. Le ministre a décidé de consulter le conseil scientifique pour les autres professions au contact du public qui en réclament. En 2010, à la suite de l’épidémie de grippe H1N1, le stock de masques était proche de 1 milliard, et il a peu à peu baissé au fil des années. Tout un symbole pour les politiques d’austérité budgétaires, qui ne se sont pas appliquées qu’aux stocks de masques jusqu’à ces derniers mois. « Il a été décidé de recourir, au mois de janvier, à l'importation de masques de tous les pays producteurs, avant même les premiers cas sur notre territoire national », a déclaré le ministre hier. La réaction devant l’arrivée de l’épidémie a-t-elle été à la hauteur, pour les commandes extérieures comme pour l’organisation de la production intérieure ? A suivre de près. 

Par ailleurs, en ce qui concerne l'usage des tests, le ministre a expliqué que le gouvernement voulait se donner les moyens "d'évoluer rapidement sur la stratégie de dépistage" pour pouvoir "multiplier les tests au moment où nous lèverons le confinement ». On ne voit pas bien pour l’instant ce que cela signifie mais il faut réagir rapidement et clarifier les choses. 

3- Je me suis adressé aujourd’hui à Monsieur Lakshmi Mittal, ainsi qu’à Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances (ici).

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