Filière tabacole française

Proposition de résolution n°100

La Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes (Seita), entreprise française du secteur du tabac disposait jusqu’en 1970 du monopole de la culture de tabac en France, ainsi que de la fabrication et de la vente de tabac et d’allumettes jusqu’en 1976. Connue pour ses marques de tabac et de cigarettes Gitanes, Gauloises, Royale, News, Bastos Fine 120, Django et Amsterdamer, la Seita a été renommée Altadis en 1999 à la suite de sa fusion avec Tabacalera, avant son nouveau rachat en 2008 par le groupe britannique Imperial Tobacco, devenu Imperial Brands.

Imperial Brands : une stratégie de rentabilité financière assumée

Des suppressions d’emplois massives depuis 2008

Depuis le rachat du groupe Altadis en 2008, l’effectif total de salariés de la Seita est passé de 2 098 emplois à 849 personnes en 2015-2016. Cette chute vertigineuse du nombre de salariés du groupe en France fait suite à des plans de licenciements et des restructurations successives avec notamment la fermeture des sites de Metz en 2010, de Strasbourg en 2011, de Nantes et Bergerac en 2014. Sous le prétexte d’une diminution des ventes de tabac, la direction de la Seita annonce fin 2016, la fermeture et la délocalisation de son dernier site de production en France à Riom et de son centre de recherche de Fleury-les-Aubrais. Le périmètre de ce nouveau plan de licenciements et de suppression de la production en France porte sur un total de 339 suppressions nettes d’emplois, représentant 45 % du total des emplois du groupe en France.

S’inscrivant dans la continuité des restructurations précédentes, la direction du groupe avait clairement anticipé ces fermetures en demandant notamment aux salariés de Riom de produire davantage, pour atteindre une année de stock d’avance. Il s’agit donc directement de licenciements boursiers avec des impacts sociaux et humains très lourds pour les employés et leurs familles et pour les bassins d’emploi concernés. À ce titre, il faut souligner que de nombreux employés avaient fait de gros efforts en acceptant de venir travailler en Auvergne, suite aux fermetures, déjà traumatisantes, d’autres usines du groupe, à Nantes et Metz.

Une stratégie de rentabilité financière et de rémunération des actionnaires parfaitement assumée, au détriment de l’emploi en France

Sur fond de transfert massif des emplois à l’étranger, le groupe a dégagé, en 2015, 2,3 milliards d’euros de bénéfice net. Les dividendes versés aux actionnaires sont en 2016 supérieurs de 10 % à ceux versés en 2015. Ils représentaient ainsi 1,4 milliard de £ en 2016, soit 213 % du résultat net contre 73 % en 2015. Cette gestion financière du groupe est parfaitement assumée et reprise comme un élément stratégique central en le positionnant comme un leader en termes de rendement de l’action. L’ajustement de l’outil industriel motivé par des objectifs annuels de rémunération du capital conduit ainsi à la suppression continue de sites et d’emplois.

Parmi les nombreux éléments financiers qui démontrent la stratégie de rentabilité du capital du groupe, notons que le bénéfice net de la Seita vient de doubler, à 535 millions d’euros. Outre l’amélioration de l’exploitation, ces résultats exceptionnels sont tirés à la hausse par la forte augmentation du résultat financier du fait notamment des dividendes reçus (+ 96% / + 85 millions d’euros) et une amélioration du résultat exceptionnel. La capacité d’autofinancement double aussi, l’amenant à 507 millions d’euros. Elle a servi en premier lieu à verser des dividendes, à hauteur de 268 millions d’euros, soit 100 % du résultat, au titre de l’exercice précédent ainsi qu’à constituer une trésorerie pour un montant de 341 millions d’euros. Ainsi, Imperial Brands enregistre en 2015-2016, un taux de profitabilité record malgré le recul des volumes.

Au final, le groupe choisit aujourd’hui de poursuivre sa stratégie de rentabilité par l’intermédiaire d’une disparition complète de la filière tabacole française, depuis la production agricole jusqu’à la transformation. Cette orientation stratégique intervient alors que la Seita a bénéficié de 2014 à 2016 de 2,12 millions d’euros de Crédit d’Impôt Compétitivité Emploi (CICE) et de 2,08 millions d’euros au titre du Crédit d’Impôt Recherche (CIR). Imperial Brands suit également une procédure de redressement fiscal pour un montant total de 280 millions d’euros, relative à une sous-estimation volontaire lors de la cession d’Altadis Distribution France (ADF), filiale de la Seita, maintenant dénommée Logista France, à Logista Espagne, filiale du groupe Imperial Brands.

L’avenir de la filière tabacole française en suspens

Le plan d’Imperial Brands va remettre en cause l’ensemble des relations économiques existantes depuis les activités agricoles de production de la plante, en passant par la transformation industrielle, les contrôles des produits commercialisés et les distributions en gros et au détail de ceux-ci.

Actuellement, la moitié du tabac produit par les planteurs français vise à répondre aux commandes de la Seita. Le désengagement à l’égard de la production française porterait sur l’achat de 4 000 tonnes de tabac contre 8 000 tonnes actuellement produites en France. Imperial devrait donc se tourner vers les marchés internationaux pour répondre aux besoins de production délocalisés, mais bien entendu sur la base de prix d’achat mondiaux qui sont déprimés par la course au moins disant environnemental et sanitaire, avec des normes de contrôle et de traçabilité souvent inexistantes. À part quelques marchés de niches, comment les producteurs français, aux productions contrôlées, pourraient-ils lutter contre les géants de la production tabacole que sont la Chine (avec 40 % du marché mondial), l’Inde ou les pays d’Amérique du Sud ? Ils seront clairement isolés sur le marché par le désengagement d’Impérial Brands. Or, les planteurs sortent déjà très affaiblis suite à la suppression des aides de la PAC, avec des surfaces de culture qui ont déclinés. Elles ont, par exemple, été divisées par 2 en 10 ans dans le seul département du Puy-de-Dôme. La pérennité de nombreuses exploitations, comme celle de l’usine de transformation de Sarlat en Dordogne serait mise en péril. En outre, cette usine a déjà dû mener plusieurs plans de licenciements ces dernières décennies. Un autre impact direct concerne le site de logistique et de tabacs expansés du Havre. Il est de fait mis en danger puisque son client quasi-exclusif est l’usine de Riom. Le site du Havre est livré par mer et devrait servir des usines en Allemagne et en Pologne situées à des centaines, voire des milliers de kilomètres alors que les tabacs bruts peuvent directement entrer sur Hambourg en Allemagne ou en Pologne.

La distribution en gros de tous les produits vendus en France, quelle qu’en soit l’origine, se fait actuellement par la seule entreprise Logista France, filiale d’Imperial Brands, au profit de cette dernière, mais assure une traçabilité potentielle de haut niveau. Avec ce marché captif, Logista France est également collecteur d’impôts et taxes pour le compte de l’État. Avec plus de 80 % du prix du tabac composés de ces impôts et taxes, ce sont ainsi quelques 14,5 milliards d’euros de collecte qui transitent chaque année par les caisses de la filiale. Elle réalise ainsi de très importantes plus-values sur la base du seul placement financier de la collecte des taxes sur le tabac. Ces plus-values sont estimées entre 30 et 40 millions d’euros annuels, soit l’équivalent de la totalité de la masse salariale de l’entreprise.

Les buralistes de leur côté jouent le jeu de la bataille anti-tabagisme, notamment auprès des jeunes, grâce à des garanties de rémunérations. Ils souffrent déjà de la contrebande, des achats transfrontaliers et de la contrefaçon, estimés aujourd’hui à près de 33 % du marché réel de la cigarette. Les buralistes seraient également mis en danger avec la disparition du centre de dépannage de l’usine de Riom qui permet de réduire leurs coûts de stock et de lisser leur trésorerie. 30 % des buralistes du Puy-de-Dôme pourraient être mis en difficultés.

Évaluer précisément les conséquences de cette restructuration et proposer des solutions efficaces pour répondre aux enjeux de santé publique et de maîtrise de la filière tabacole française

Conséquences de la généralisation du paquet neutre : des enjeux de santé publique qui ne peuvent plus être écartés

En signant comme 172 autres pays une Convention cadre initiée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la France s’est engagée à protéger les populations contre le tabagisme, y compris les 17 millions de fumeurs français. Cette convention recommande que ce soient les États qui pilotent les processus et déterminent les moyens, y compris économiques, nécessaires pour faire reculer durablement la consommation de tabac.

Dès juin 2015, le personnel d’Imperial Brands avait alerté les pouvoirs publics sur les possibles conséquences de la généralisation du paquet neutre. Les arguments avancés alors se trouvent aujourd’hui confortés par les faits : avec le paquet neutre, la concurrence ne se fait plus sur le contenant (packaging) mais sur le produit lui-même. Pour fidéliser les fumeurs, la stratégie commerciale se concentre sur l’aptitude à créer de la dépendance et du goût par la nicotine et des sensations agréables par les additifs. Cette dérive particulièrement néfaste pour la santé des fumeurs sortira renforcée de l’absence d’expertise de la filière tabacole sur le territoire français. L’État sera ainsi dans l’incapacité de protéger les 17 millions de fumeurs, et de faire reculer l’usage du tabac. Cette analyse est confortée par la disparition des taux de goudron et de nicotine sur le paquet neutre qui laissera libre court à cette utilisation de la nicotine à des fins commerciales.

Maîtriser le contenu du produit final, sa traçabilité et sa nocivité

Les salariés de la Seita précisent également que sans le maintien de la filière tabacole française, les compétences sur la connaissance du produit, les conditions de fabrication strictes d’un produit de bouche, les contrôles et analyses de la composition du produit et le degré de toxicité disparaîtraient du territoire. Il suffit de savoir que la plante tabac absorbe les métaux lourds, est capable de dépolluer des sols, pour imaginer les risques que ces productions agricoles servant à produire des cigarettes, feraient courir aux fumeurs français. La traçabilité des produits à fumer, de la production de la plante jusqu’à l’étal du buraliste, serait moins assurée que des produits alimentaires banals.

Ainsi, en dehors de mesures de hausse des prix, cet abandon de la filière française conduirait l’État à ne plus disposer de moyens de contrôle et d’intervention au regard des enjeux de santé publique. Or, la Convention Cadre pour la Lutte Anti-Tabac (CCLAT) recommande vivement de mettre en œuvre « des directives pour les tests et l’analyse de la composition et des émissions des produits du tabac, et pour la réglementation de cette composition et de ces émissions ».

Des outils de soutien et d’action de l’État à définir en lien avec les salariés et les professionnels de santé

Face aux conséquences non-maîtrisées des choix d’Imperial Brands, les salariés, leurs représentants et le comité de soutien exigent de façon légitime la suspension du plan de sauvegarde de l’emploi et l’organisation d’une table ronde entre l’ensemble des acteurs professionnels de la filière tabac, du corps médical, des associations nationales de lutte contre le tabagisme et les ministères de la santé, de l’économie, de l’agriculture et des comptes publics. Ces demandes sont plus que justifiées, notamment au regard des pratiques et des sommes perçues par le groupe par l’intermédiaire de sa filiale Logista France comme collecteur d’impôts.

Mobilisés depuis plusieurs mois, ils demandent en urgence une intervention déterminée de l’État au regard du véritable coup de force d’une transnationale, qui se fait au mépris de l’emploi et des enjeux de santé publique. L’appel des salariés, de leur comité de soutien, mobilisés pour la suspension de ce plan, s’appuie donc à la fois sur les enjeux sanitaires, fiscaux, agricoles, commerciaux et industriels.

Le maintien de l’intégralité de cette filière, maîtrisée par les pouvoirs publics constituerait un outil économique orienté vers le recul du tabagisme. La connaissance des produits, de leurs effets, de leurs conséquences sur la santé des fumeurs est un atout qu’il serait dangereux de négliger. Laisser détruire cette filière privera la puissance publique des moyens d’endiguer réellement l’usage addictif du tabac en laissant ce domaine entre les mains des seules multinationales du tabac. Au vu des risques potentiels pour la population, le principe de précaution doit s’appliquer lorsque les effets consécutifs à une modification économique, sociale et sociétale majeure, sont de nature à produire des risques sur la santé publique.

C’est pourquoi, cette proposition de résolution demande la création d’une commission d’enquête parlementaire chargée de produire une analyse approfondie du rôle et de la place d’une filière du tabac dans notre société, et donc de questionner les choix stratégiques d’Impérial Brands.

L’accent sera mis sur les orientations du groupe en matière d’emploi, de recherche et développement et le mode de rémunération des dirigeants et actionnaires.

Nous proposons également que les députés consacrent une partie de leurs travaux à l’étude de l’utilisation des subventions publiques en perspective d’une éventuelle intervention publique dans le cadre d’un projet alternatif des salariés, agriculteurs et buralistes.

Enfin, une analyse sera menée sur le devenir de tous les acteurs de la filière du tabac en France. Il nous faut penser un nouveau mode d’intervention publique en matière de santé publique et de lutte contre le tabagisme, guidé par l’intérêt général et la recherche de productions et produits moins nocifs et entraînant moins de dépendance, dégagés des seules perspectives de rentabilité financière.

 

 

 

http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/propositions/pion0100.pdf

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