Lutter contre les inégalités salariales

Proposition de loi n°4593 visant à lutter contre les inégalités salariales - 19 octobre 2021

 

Mesdames, Messieurs,

La question de la limitation des écarts de revenu n’est pas nouvelle. Déjà au début du XXe siècle, le banquier J.P. Morgan préconisait un écart salarial au sein des entreprises de 1 à 20, et refusait de prêter aux sociétés dont le dirigeant ne respectait pas ce principe. En 2021, ce sujet est toujours plus d’actualité au regard des rémunérations perçues par les dirigeants des grandes entreprises. Selon un rapport d’Oxfam de 2020, les patrons du CAC 40 ont gagné en moyenne 107 fois plus que le salaire moyen de leurs employés, et l’écart entre la rémunération du PDG et celle de ses salariés a augmenté de 27 % entre 2009 et 2018.

Depuis la crise économique des subprimes, sur fond de financiarisation de l’économie, les rémunérations des dirigeants des très grandes entreprises se sont envolées, alimentant régulièrement l’actualité et suscitant de vives polémiques. La crise sanitaire n’a pas enrayé cette évolution, bien au contraire. En 2021, la rémunération annuelle moyenne d’un PDG du CAC 40 pourrait atteindre 5,4 millions d’euros, soit une hausse de 1,6 million d’euros par rapport à 2020. D’après le cabinet de conseil Proxinvest, la part fixe de la rémunération des dirigeants du CAC 40 ne représentait plus que 21,6 % de leur rémunération totale en 2018, alors que celle indexée sur la performance du cours de bourse de leur entreprise atteignait plus de 42,6 % du total, contre 24 % en 2009. Outre leur caractère disproportionné, ces rémunérations apparaissent en complète déconnexion avec l’état de santé réel de l’entreprise.

Parallèlement, la majeure partie des travailleurs de notre pays subit une stagnation de son pouvoir d’achat en raison de salaires progressant au ralenti depuis le choc économique de 2008. Cette stagnation a eu pour conséquence une dévalorisation des métiers les plus utiles socialement, révélés à la faveur de l’épidémie de covid 19. Ainsi, selon l’OFCE, le salaire mensuel de base de l’ensemble du secteur marchand n’a progressé qu’au rythme annuel de 0,4 % entre 2010 et 2018 en prenant en compte l’inflation. De même, en l’absence d’une revalorisation massive qui s’impose pourtant, le SMIC horaire brut a augmenté timidement de 14 % en dix ans, passant de 9 euros au 1er janvier 2011 à 10,25 euros au 1er janvier 2021. Une fois corrigée de la hausse des prix, sa progression est restée limitée sur la même période à 4 %.

Il résulte de ces deux phénomènes une aggravation rapide des inégalités de revenus en France et ailleurs. Un constat étayé par l’économiste Thomas Piketty en ces termes : « Depuis trente ans, les États‑Unis et la France, connaissent une explosion sans précédent des inégalités. C’est un phénomène nouveau et massif, c’est la première fois qu’il y a un tel décrochage entre les très hauts revenus et le revenu médian ».

A mesure qu’elles se développent, ces inégalités de revenus deviennent de plus en plus intolérables pour nos concitoyens, contribuant à saper la cohésion sociale et la promesse d’égalité au fondement de notre pacte démocratique. Dépourvues de justification économique, elles sont aussi révélatrices de l’indécence dont font preuve les dirigeants des plus grandes entreprises qui persistent dans la spéculation et la course folle à la rémunération la plus élevée. Comme le notent, Gaël Giraud et Cécile Renouard, auteurs de l’ouvrage Le Facteur 12, Pourquoi il faut plafonner les revenus : « Contrairement à l’opinion répandue parmi les élites françaises, un salaire élevé n’est pas synonyme d’efficacité accrue. Il n’existe pas de marché parfait et complet des hautes rémunérations, qui allouerait équitablement le risque et le capital. De plus, le travail socialement utile n’est pas valorisé à sa juste mesure. Dès lors, les hautes rémunérations ne sont fixées ni selon la logique d’un marché du travail concurrentiel, ni en fonction de la logique contributive. »

Dans ce contexte, il paraît vain de parier sur la « théorie du ruissellement », qui relève d’un mythe néolibéral, pour atteindre une régulation naturelle des inégalités de revenus. C’est pourtant sur ce fondement que le Gouvernement a choisi dès 2017 de multiplier les mesures fiscales en faveur des plus fortunés, avec la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune ou l’instauration de la flat tax. Loin de répondre aux légitimes colères qui se sont exprimées à l’occasion du mouvement des Gilets jaunes, cette politique a contribué à creuser le fossé entre les 1 % les plus riches et le reste de la population.

De même, il serait illusoire de s’en remettre à la bonne volonté patronale pour limiter les écarts de rémunération au sein des entreprises : les recommandations prônées par le code AFEP‑MEDEF en matière de gouvernance, reposant sur le seul engagement volontaire des dirigeants et n’ayant donc pas de valeur contraignante, sont clairement insuffisantes.

Ces constats imposent aujourd’hui l’intervention du législateur. C’est le sens de cette proposition de loi, qui entend limiter les écarts de rémunération au sein de toutes les entreprises publiques et privées dans un rapport de 1 à 20. Cette régulation des écarts de revenus représente à la fois un enjeu de justice sociale, un enjeu économique et un impératif écologique.

Notre proposition se fonde tout d’abord sur une exigence de justice sociale en permettant une meilleure distribution des richesses dans la société. Encadrer les rémunérations contribue d’une part à limiter les écarts indécents entre les rémunérations et d’autre part de tirer vers le haut les plus bas salaires. Il s’agit tout autant de limiter les plus hautes rémunérations que de permettre à tous les revenus au sein de l’entreprise de suivre une tendance haussière.

Il s’agit en outre d’un impératif économique. En effet, le constat d’un lien entre l’enrichissement continu des plus riches et l’appauvrissement des plus pauvres est désormais établi et va à l’encontre de la théorie dite du ruissellement. Comme le rappellent Gaël Giraud et Cécile Renouard dans leur ouvrage précédemment cité, un partage des richesses plus juste aurait un effet positif sur la demande interne : « un euro dans les mains d’un ménage aisé n’est pas dépensé de la même manière, en moyenne, qu’un euro entre les mains d’un ménage modeste. Là où ce dernier dépensera la totalité de cet euro pour vivre, le premier n’en dépensera qu’une fraction. Une fraction d’autant plus petite qu’il est riche. Le reste ira s’additionner à son épargne, elle‑même placée dans l’immobilier ou sur les marchés financiers. »

Cette proposition de loi présente enfin une visée écologique. La démesure de certaines rémunérations entraîne des modes de vie incompatibles avec un développement soutenable de l’économie. Selon les économistes Thomas Piketty et Lucas Chancel, les 10 % des ménages les plus riches sont responsables d’environ 40 % des émissions de gaz à effet de serre en 2015 tandis que les 40 % les plus pauvres représentent moins de 8 % des émissions. Dans un monde aux ressources naturelles finies, les crises écologique et sociale sont très largement imbriquées et l’empreinte écologique des plus riches doit être remise en cause.

 

Au final, limiter les écarts de rémunération constitue donc une mesure salutaire pour le monde du travail, l’économie réelle et l’environnement, qui souffrent de l’explosion des rémunérations d’une poignée d’individus.

 

Aussi, l’article 1er de cette proposition de loi vise à encadrer les écarts de rémunération au sein d’une même entreprise dans un rapport allant de un à vingt. À cette fin, il insère au sein du code du travail un chapitre préliminaire intitulé : « Encadrement des écarts de rémunération au sein d’une même entreprise ». Dans chaque entreprise, quel que soit son statut juridique, mais également dans les établissements publics à caractère industriel et commercial,  le salaire annuel le moins élevé pratiqué ne pourrait être plus de 20 fois inférieur à la rémunération annuelle globale la plus élevée, que celle‑ci soit celle versée à un salarié ou à un dirigeant mandataire social non salarié. Cet encadrement aurait ainsi vocation à remplacer le plafond de rémunération de 450 000 euros mis en place dans les entreprises publiques.

Pour l’application du présent article, il est proposé de prendre en compte, outre les rémunérations fixes, l’ensemble des rémunérations variables ou exceptionnelles qui représentent une part toujours plus importante dans le montant total de la rémunération perçue par les dirigeants. Ce faisant, le dispositif ne concerne pas exclusivement les dirigeants, mais s’applique en référence aux rémunérations les plus hautes, afin qu’il s’applique dans les entreprises où les dirigeants ne sont pas nécessairement ceux qui perçoivent les plus hautes rémunérations.

Précisons que ce mécanisme ne constitue pas un plafonnement des rémunérations. Il permettrait le cas échéant à l’entreprise de relever le salaire annuel le moins élevé pour rendre légale une rémunération maximale qui se retrouverait au‑delà du plafond fixé, notamment du fait des modalités de calcul des éléments variables.

Ces dispositions laissent aux entreprises concernées un délai d’un an à compter de la promulgation du présent texte pour se mettre en conformité avec les dispositions ainsi définies.

L’adoption de cet article permettrait d’augmenter le pouvoir d’achat des salariés tout en participant, à plus grande échelle, à une meilleure répartition des richesses produites dans l’entreprise, au profit du travail et, indirectement, de notre système de protection sociale.

En complément, et afin d’élargir le dialogue social en entreprise, l’article 2 intègre le sujet des écarts de rémunération au sein de la liste des informations à fournir par l’employeur aux représentants du personnel dans le cadre de la consultation annuelle du comité social et économique sur la politique sociale de l’entreprise et les conditions de travail et l’emploi.

Enfin, l’article 3 vise à supprimer les outils de rémunérations variables des dirigeants d’entreprises que constituent les stock‑options et les actions gratuites. A l’œuvre depuis les années 1980, l’augmentation de la part de la rémunération basée sur le résultat et la valeur actionnariale de l’entreprise a eu tendance à aligner les objectifs des dirigeants d’entreprises sur ceux des actionnaires. Cette transformation managériale a profondément bouleversé les rapports salariaux et le partage de la richesse au sein de l’entreprise en faveur du capital. Alors que la part du travail dans la valeur ajoutée atteignait 75 % en 1982, elle est tombée à 68 % en 2017. En abrogeant les dispositifs de rémunération permettant de calquer les objectifs des dirigeants sur celle des actionnaires, cet article permettra un rééquilibrage du partage de la richesse et une incitation à limiter les écarts de rémunération au sein de l’entreprise.

 

 

 

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